samedi 10 février 2024

CANA, une multiplication de voies aériennes vers l’Amérique du Sud

Compagnie Atlantique de Navigation Aérienne 
Bordeaux v/s Toulouse

Dès la fin de la Grande Guerre, les premières lignes commerciales apparaissent, sillonnées par des avions militaires transformés.

Pour les spécialistes, deux ou trois ans seulement seraient nécessaires pour créer de grandes lignes transatlantiques.

En décembre 1919, Breguet : "... La sécurité de l'avion proprement dite, c'est à dire stabilité, robustesse, bon fonctionnement des moteurs, peut être considérée comme acquise dès 1920. Il faut donc s'atteler sans perdre un instant à l'installation des ports aériens et des postes de signalisation de toute nature et, en particulier, à l'application généralisée de la science radio-goniomètrique. Cette organisation est en bonne voie et on peut prévoir que, dès 1921, la sécurité de la locomotion aérienne sera au moins équivalente à celle des autres moyens de locomotion rapide."
Une impression renforcée par la rapidité des liaisons et la progression des Lignes Latécoère qui se développent pragmatiquement vers l'Afrique en consolidant d'abord la liaison postale sur le trajet Toulouse – Casablanca.

Le Salon de l'Aéronautique de novembre 1921 au Grand Palais à Paris en est l'illustration de cette démarche assurée des lignes commerciales. 
Les immenses appareils de transport en service ou en développement, tri ou quadrimoteurs, emplissent la nef. Leurs noms soulignent leur gigantisme. En se limitant à ceux présentés sous couleurs françaises, on trouve des "Goliath" et "Super Goliath" de Farman, le "Leviathan" de Breguet, le "Mammouth" de Blériot.
Toutefois, si les constructeurs aéronautiques sont optimistes, d'autres s'inquiètent.

C'est tout particulièrement le cas des industriels et hommes d'affaires bordelais, dont la prospérité résulte de leur position en tête de ligne sur les liaisons maritimes vers le Maroc, l'Afrique Occidentale Française et l'Amérique du Sud.
Ils voient avec appréhension la concurrence et la montée en puissance de Toulouse, symbole de l'expansion aéronautique. Dans ce contexte, une contre-offensive se prépare au sein de la Chambre de Commerce de Bordeaux. Les grandes compagnies maritimes s'y associent rapidement. On compte la Compagnie des Messageries Maritimes, la Compagnie maritime des Chargeurs Réunis, la Compagnie de Navigation Sud Atlantique... 
Ces membres se rassemblent et forment le Comité Aéronautique du Sud-Ouest (C.A.S.O.).

Pour mener à bien leur projet, il leur faut néanmoins une expertise et une capacité de lobbying dans l'aéronautique. Ils les trouveront à la Ligue Aéronautique de France, dont René Fonck, député, est élu Président le 8 juillet 1921. Sur cette base se crée en 1921 un syndicat d'étude pour la création d'une compagnie aérienne visant à l'établissement d'une ligne entre Bordeaux et l'Amérique du Sud. Ce sera la Compagnie Atlantique de Navigation Aérienne (C.A.N.A.).
L'organisateur sera M. de Saint-Blancart, ancien chef de secrétariat de l'Aero-Club de France et membre du Conseil d'Administration de la Ligue aéronautique de France.

1922 : Création de la Compagnie Atlantique de Navigation Aérienne (C.A.N.A.)

Au cours de l'année 1922, les acteurs du projet veulent promouvoir l'hydravion pour le trajet Bordeaux – Dakar. Cette option est défendue comme plus sûre que le survol des régions hostiles de la Mauritanie et comme plus indépendante des pays survolés, car soumis aux règles du droit maritime.

Pour la traversée de l'Atlantique Sud, de Dakar à Pernambouc (Brésil), ils prévoient de réaliser le parcours en navires rapides et puis, le trajet Pernambouc - Rio de Janeiro - Buenos Aires sera en hydravion.

Actions CANA
Ces travaux font apparaître un autre soutien au projet. 
Les projets de Latécoère vont en effet à l'encontre des intérêts des partisans de la liaison impériale transsaharienne Alger – Tombouctou – Bamako – Dakar. De nombreuses et prestigieuses personnalités, proches des milieux militaires qui, depuis 1920, ont entrepris d'ouvrir ces lignes, sont prêtes à soutenir les projets de la C.A.N.A..  Encore faut-il trouver un projet concrétisant les intérêts des diverses parties : ce sera l'ouverture d'une ligne commerciale Dakar – Kayes - Bamako. Cette ligne a été ouverte sous les ordres du capitaine Odic dès août 1920. 
Une première infrastructure est établie à Dakar. Une liaison postale saharienne entre le Sénégal et le Soudan a ainsi pu fonctionner à l'hiver 1921 en transportant 542 kg de courrier. 
En mai 1922, le capitaine Odic est remplacé par le chef de bataillon Tulasne qui poursuit ces travaux. 
Si l'établissement d'une liaison commerciale ne s'inscrit pas directement dans l'objectif des bordelais, il leur permet de "mettre la main" sur Dakar avant l'arrivée des Lignes Latécoère, et d'accroître leurs soutiens. C'est donc sur cette base que se prépare le projet initial de la C.A.N.A., constituée en société courant 1922, de ses demandes de subvention et la recherche de ses premiers appareils.
La société aura son siège à Paris, 8 rue Halévy. 

Cette alliance politique se concrétise par la création en novembre 1922 du Comité aérien France-Outre-Mer. "Ce comité a pour but de favoriser l'essor de l'aviation dans les colonies et de s'efforcer de réaliser son véritable but : les liaisons intercontinentales". Il est présidé par Daniel Vincent, ancien ministre, ancien sous-secrétaire d'Etat de l'aéronautique, avec comme vice-présidents, Charles Tisseyre, député de Saône et Loire) et John Dal Piaz, administrateur directeur général de la Compagnie Générale Transatlantique.

Les partisans des diverses options s'affrontent dès la fin de novembre 1922 à l'Assemblée Nationale à l'occasion d'un grand débat sur le budget de l'aéronautique. Le rapporteur du budget est Maurice Bouilloux-Lafont. Tout en défendant la nécessité de financer la recherche et les études des constructeurs, il attaque violemment les subventions aux compagnies, et tout particulièrement aux lignes impériales, dans la mesure où elles ne correspondent à aucune demande commerciale viable à terme. 
René Fonck, lui, limite son intervention au domaine militaire. Le transport commercial sera développé par Charles Tisseyre, qui défend la nécessité des subventions pour cette activité naissante et la priorité à donner au financement des lignes impériales. Laurent-Eynac fera une synthèse relative, reconnaissant les critiques justifiées que mérite l'exploitation commerciale des lignes aériennes, mais en soulignant les progrès rapides et le fait que "si c'est avec l'esprit d'un notaire ou d'un actionnaire que l'on juge notre aviation, elle est condamnée".

En parallèle, René Fonck a mené en septembre et octobre une grande mission en Amérique du Sud, à l'occasion des fêtes du Centenaire de l'Indépendance du Brésil. Il y est accompagné de Fronval, tous deux ayant apporté leurs avions. "Maurice Loubet, représentant la Compagnie atlantique de Navigation aérienne" participe également à cette mission avec un Caudron biplace.
Le 16 décembre 1922, la C.A.N.A. signe avec le gouvernement un contrat lui accordant une subvention conséquente de 7.000.000 de francs, pour accomplir douze vols d'études sur les lignes déjà balisées Dakar - Saint Louis, Dakar – Kayes - Bamako .

1922-1923 : les opérations de la C.A.N.A.

Caudron C61
Pour mener à bien son contrat, la C.A.N.A. achète 2 appareils, tous deux enregistrés au nom de la compagnie en octobre 1922, avec une certaine confiance. "La machine venait d'effectuer un voyage de démonstration sur le parcours Paris - Chalon-sur-Saône avec retour sur deux moteurs seulement ; le moteur central avait été volontairement arrêté à 1 000 m d'altitude et l'avion avait continué à monter de 1 000 m à 1 400 m en 35 mn sur deux moteurs avec sept passagers à bord. Présenté comme un avion très simple donc très sûr, dont les moteurs à nu ne devaient présenter de problème ni d'accessibilité ni de refroidissement, le trimoteur Caudron C-61 devait aussi être un excellent planeur et sa construction en bois devait rendre facile les réparations en toute circonstance." [Robert Esperou et Joseph de Joux, Avions n°161, avril 1983]

Dés sa création en 1922, la C.A.N.A. a créé une structure locale. Elle a embauché en octobre à Bordeaux un directeur, jeune pilote expérimenté, Charles de Verneilh et un chef-pilote, Raymond Delmotte. Tous deux s'installent à Dakar. Par la suite, la C.A.N.A. embauche un autre pilote, Maurice Loubet, qui accompagne la mission en Amérique du Sud et s'installe à Dakar. L'arrivée des Caudron ne change pas l'atmosphère. La C.A.N.A. effectue en décembre 1922 son premier vol Dakar-Kayes. Les appareils sont abrités dans le seul hangar de Dakar.  Les serpents à lunettes aussi et qui se mettent régulièrement à l'abri sous les bâches des moteurs ou dans la cabine. A Kayes, c'est encore pire. La température des moteurs "refroidis" avoisine souvent 62° à la remise en route. 

A g le pilote Delrieu à d. Roig, chef de la mission Latécoère



C'est alors que Pierre-Georges Latécoère se décide de passer à l’action. Dès le mois de mai 1923, il organise dans la plus grande discrétion une mission constituée de trois Breguet XIV pour effectuer un voyage de Casablanca à Dakar et retour. 
Pour s'assurer la publicité maximale, Latécoère invite un journaliste du "Matin" à participer à l'expédition. En juin, pour marquer sa présence au Portugal, il fait inviter les aviateurs Cabral et Coutinho à Paris par le biais du Comité France – Portugal, et assure leur transport vers Paris, en profitant pour inaugurer de nouvelles lignes (provisoires) Paris – Bordeaux - Madrid – Lisbonne. Une inauguration qualifiée de provocante pour les responsables bordelais alors que les cérémonies ont lieu dans leur ville.

Fin 1923, selon un rapport de Vital Ferry « La C.A.N.A. avait, en tout et pour tout, effectué 15 voyages, parcouru un peu plus de 7 000 kilomètres et transporté 44 passagers, pas une seule lettre ni un seul colis. Un calcul rapide montre une disproportion certaine entre ces résultats et le montant de la subvention accordée : un demi million de francs par voyage, I 000 F par km parcouru, 140 000 F par passager. »  Dans ces conditions, l'Etat considère le contrat non rempli et refuse toute nouvelle subvention à la C.A.N.A.

1924 - 1925 : La fin de la C.A.N.A. et du C.A.S.O.

Malgré ces échecs, la C.A.N.A. continue peu ou prou ses activités en 1924. Privée de subvention, elle tente de trouver de l'argent sur le marché d'actions sans grand succès. Le 9 septembre 1924, une demande de patronage pour la Compagnie Atlantique de navigation aérienne est soumise au Conseil Général de Gironde. Le rapport de la commission adhoc indique "Nous sommes priés de donner notre appui moral à, un projet grandiose et hardi qui a pour but de créer et d'organiser la liaison hydro-aérienne entre l'Europe et l'Amérique du Sud. Dans les explications qui nous sont communiquées, nous notons avec une très vive satisfaction le choix de Bordeaux comme base principale de ravitaillement et d'exploitation. Également à Bordeaux serait construite une bonne partie des navires postaux (3.000 tonnes, 6.000 CV., etc.). Nous ne pouvons qu'encourager semblable initiative."

Une documentation de Michel Barrière (Crezan Aviation), avec nos remerciements