L’heure avance, les
préparatifs quelque peu bousculés au dernier moment, s'achèvent enfin. Toute menue parmi les bagages qui envahissent jusqu'à l'intérieur de la luxueuse
carrosserie, notre voyageuse roule maintenant vers l’aéroport, les yeux mi-clos,
savourant en dilettantes et joie exquise de parcourir l'espace. Et tout à
l'heure, elle va franchir l'Atlantique en quelques heures.
Mais voici d'énormes
constructions, c'est l'aérogare, la limousine dans un dernier frémissement, vient
se ranger devant l'entrée.
New York, "Transaérien
France", départ : 12h00, arrivée 19h45.
Et sur un cadran étincelant, se chiffre de minutes en
minutes, le temps qui sépare encore l’heure présente, de celle du départ. Nonchalamment,
la parisienne se dirige vers le hall d'embarquement : Construction géante
d'une dentelle d'acier et de verre où repose, semblable à quelque préhistorique dinosaure, l'engin merveilleux qui va relier deux continents
dans le temps qu'un homme parcourt quelques kilomètres.
Une seule aile,
gigantesque et épaisse dont dépassent seules les kiosques de manœuvres, les propulseurs
et les empennages. Deux étages de cabines et de salons y tiennent à l'aise.
Déjà l'équipage est à son poste et on entend à peine tourner les moteur que les
mécaniciens essayent. Les ronflements sourds des compresseurs alternent avec
les claquements secs de la radio qui procède à un dernier réglage sur le quai.
Parmi les voyageurs dont beaucoup sont de vieux habitués de la ligne, le chef
de l'aéroport échange quelques phrases brèves avec le commandant du
transaérien.
Ce dernier sur qui va peser, tout à l'heure, la lourde
responsabilité du monstre aérien et de tous ses passagers, a déjà des centaines
de voyages heureux à son actif.
Onze heures cinquante cinq ! Une sonnerie impérieuse
retentit, des mains se serrent, des silhouettes bondissent dans les coursives. L'immense
quai est bientôt déserté. A travers les hublots du kiosque, on aperçoit la fine
tête pâle du commandant et ses cheveux rebelles qui dessinent une auréole
autour de son front mat au port résolu.
Midi, la lourde masse s'ébranle et tirée sur les rails par
un tracteur électrique puissant. Elle quitte le hall et prend la piste
circulaire qui va l'amener dans sa direction de départ. Arrivée au bout du
terrain, une dernière manœuvre précise et rapide et voici le transaérien,
trapu, ramassé, face au vent, prêt à bondir. Alors c'est d'un seul coup le
déchaînement des huit moteurs. La bête énorme court sur le sol, fait des bonds
de plus en plus larges. On peut suivre des yeux l'allégement progressif, enfin,
c'est l'arrachement. La masse renie le sol, aspire l'espace.
Paris déjà apparaît lointain à l'arrière, le cap est droit
sur New York et l'ascension se pousse, se poursuit régulière vers la zone de
voyage comprise entre seize et dix-huit mille mètres.
Dans la salle du restaurant, les passagers devisent gaiement.
On parle, on se passe le plus récent tuyau de bourse, on commente les nouvelles
fraîchement communiquées par la radio, dont le haut-parleur occupe une place
d'honneur au fronton d'une corniche, tout ce qu'on était accoutumés autrefois
d'entendre dans l'espace et dévorant la distance.Mais n'est-ce pas tout naturel? Et qui pourrait s'étonner?
Entre deux répliques, la parisienne, une blonde cigarette
aux lèvres, laisse errer son regard rêveur sur l'immense banc de nuages qui
cache en partie la mer. Le soleil très haut sur l'horizon, crée de contre-jours
violents au flanc des masses floconneuses et, par une éclaircie, les flots
miroitent, glauques parfois, mais souvent sombres, comme des abîmes, avec
seulement une crête argentée.
Dominant les éléments au rythme lent et doux de ses
propulseurs qui vrillent l'air léger et glacé de la haute atmosphère, le
transaérien poursuit sa course inflexible. L'heure tourne et l'index des
positions se déplace sur l'itinéraire lumineux placé au droit de chaque
corniche.
Cependant, la vie terrestre continue pour les passagers. Les
uns lisent, d'autres travaillent, il en est qui semble rêver, mais peut-être
sont ceux des hommes d'affaires abîmés dans leur profond soucis. D'aucuns
expédient des ordres par la radio.
Tandis que notre voyageuse laisse errer sa pensée vers
l'évocation des fêtes qui l'attendent si loin, et qui sont cependant toutes
proches, des amateurs de mécanique sont allés contempler la vie intérieure de
l'immense appareil. Un officier qui les a conduits à la salle des machines,
leur explique l'économie délicate de la prodigieuse concentration dynamique. Les
moteurs semblent minuscules, rapetissés encore par la géométrie pure de leur
ligne, sous les carters étincelants aux formes simples. Aucune vibration, aucun
organe apparent en mouvement, toutes les canalisations sont noyées. Sous le
plancher métallique immaculé, des mécaniciens surveillent les tableaux de
distribution munis de cadrans aux aiguilles rigides. Parfois la lueur fugitive
d'une lampe signalisatrice vient avertir d'une manœuvre à effectuer ou d'un
ordre à exécuter.
Plus loin les compresseurs d'air hermétiques, eux aussi sous
leur carapace poli aspirent sans relâche
de leurs poumons rapides, l'air raréfié qu'il reconstitue, comprimé, réchauffé
et filtré, aux bouches d'aération. On aperçoit ces dernières distribuées
régulièrement le long des parois. Ailleurs, voici la centrale et électrique qui engendre et
distribue : force, chaleur et lumière dans tout le navire aérien. Toutes ces canalisations constituent, comme la moelle
épinière d'un vaste système nerveux ramifié, à travers l’énorme machine.
Cependant, sous son kiosque, le Commandant va du tableau d'instruments à la
cabine de l'officier navigateur affairé entre sa table à carte et son dérivographe.
L'officier en second allongé dans un confortable fauteuil de cuir, les pieds
posés sur deux pédales, tient en main le levier de commande. Jamais à le voir jeter de temps à autre un regard rapide
vers le compas placé devant lui, on ne croirait que cet homme tient en main le
destin de l'énorme navire aérien. Et pourtant une légère pression des muscles
sur l'organe de commande suffit à faire docilement obéir le monstre aux ordres
de la pensée humaine.
Mais, sur le tableau général de la salle des machines
s'allume soudain une lampe rouge. En même temps, voici qu'une sonnerie perce
l'air de son appel impérieux. Un des moteurs vient de s'arrêter. Un ordre bref
et immédiatement l'allure des autres moteurs est légèrement poussée, tandis
qu'un mécanicien fait la réparation. En moins d'un quart d'heure, tout est
rentré dans l'ordre, aucune secousse n'est venue avertir le passager d'un
incident qui autrefois eût signifié la mort horrible, la plongée brutale et
sifflante vers l'abîme sans fond, dont les crêtes perfides s'aperçoivent
toujours là-bas tout en bas à dix-sept kilomètres sous la quille du géant de
l'air.
L'index lumineux indicateur du trajet se trouve maintenant
tout proche du but. Déjà les garçons de bord ont annoncé «New York, un quart
d’heure ». Depuis quelques temps d'ailleurs, l'axe de la machine est
légèrement incliné, les moteurs ont ralenti leur allure, la côte américaine embuée
de quelques brouillards indécis porte maintenant vers l'avant.
Le Commandant vient de prendre lui-même en main les leviers
et se prépare à réaliser le retour du transaérien à cette terre dont il vient
de s'échapper pour six mille kilomètres.
Le terrain immense est maintenant à moins de deux mille
mètres, sous l'appareil. Une large courbe très douce et le voici en direction qui
pique droit vers l'aérodrome.
Bientôt, l'herbe épaisse frôle les roues géantes ; Il y
a un roulement sourd puis enfin immobilisé, la masse immense redevient une
chose de la terre.
Happé par le tracteur, guidé par les rails à la voie
gigantesque. L'avion fait son entrée dans le hall de l'aérogare de New York. Il
est dix-neuf heures quarante. C'est donc avec une avance de cinq minutes sur
son horaire que le navire a terminé sa navigation céleste. Les passagers
s'ébrouent joyeusement sur les quais. Heureux de retrouver l'espace libre et
l'air naturel, avant de se disperser vers leurs destinations : New-yorkais
huit heures après avoir cessé d'être Parisiens.
Quant à notre voyageuse, entourée, fêtée, saisie, elle s'est
déjà envolée d'un vol terrestre cette fois-ci et qui termine son voyage vers la
joie, le succès.
Vision d'artistes, dirait-on, vision de poète emportée par
son imagination, bien au contraire. Réalité de demain, affirmerai-je. Demain ? Quand ? L'avenir seul pourra nous répondre, mais son verdict sera affirmatif,
j'en suis sûr. Et il suffit d'avoir vécu avec les hommes qui, en France,
conçoivent, étudient, calcul et essayent pour être sûr que tout cela est
possible. Oui, rien n'est impossible au génie latin magnifié par la noble
pensée de reculer toujours les bornes du possible. Il plantera sans cesse plus
loin le drapeau de la France sur le chemin du progrès pour le grand bien du Droit,
et de la civilisation.
René Fock
l'Aérophile - 1924