samedi 2 décembre 2023

L’As des As René Fonck, endosse la plume de Jules Verne aux années folles de l’aviation

Le capitaine Fonck, président de la Ligue aéronautique de France, député des Vosges, a fait le vendredi 22 février 1924 à la Société de géographie, une conférence intéressante et instructive, sur l'aviation au point de vue militaire et économique, devant une assistance nombreuse et choisie, parmi laquelle était largement représentés l'élément féminin, venu pour applaudir le glorieux  As des As.

"Je vais essayer d'après les données que la science possède à l'heure actuelle, de vous représenter ce que sera un voyage aérien accompli dans quelques années de Paris à New York par une élégante de notre capitale.

10 h du matin, la parisienne ouvre ses yeux qu'une joie infantine emplie aussitôt. C'est vrai, n'est-ce pas aujourd'hui qu'elle est invitée à cette grande soirée new-yorkaise dont la pensée ne la quitte pas ? Depuis plusieurs jours, les maîtres de l'élégance française ont mis tous leurs soins à modeler sur elle les étoffes précieuses et ce soir, les reines de beauté du pays des dollars pallieront d'admiration et d'envie devant cette fée gracieuse venue à travers le ciel et parée de tous les prestiges de l'ancien monde. 
Et la parisienne de s'affairer aussitôt aux mille Puérilités qui constituent pour elle le plus sérieux de l'existence.

Partout s'étalent boîtes et cartons, car le séjour à New York va durer 2 ou 3 jours et un pareil laps de temps, une jolie femme se doit d'être vue habillée d'une quinzaine de façons différentes. 
L’heure avance, les préparatifs quelque peu bousculés au dernier moment, s'achèvent enfin. Toute menue parmi les bagages qui envahissent jusqu'à l'intérieur de la luxueuse carrosserie, notre voyageuse roule maintenant vers l’aéroport, les yeux mi-clos, savourant en dilettantes et joie exquise de parcourir l'espace. Et tout à l'heure, elle va franchir l'Atlantique en quelques heures. 
Mais voici d'énormes constructions, c'est l'aérogare, la limousine dans un dernier frémissement, vient se ranger devant l'entrée. 
Happés par les ascenseurs, passagers-ici, bagagistes-là  se retrouvent dans l'immense hall vitrée, bordé d'innombrables guichets habillés. Des employés impassibles font le service parmi les affiches multicolores qui détaillent les itinéraires, les cartes qui les illustrent, les pancartes à signaux lumineux ou sonores. Par la baie, on aperçoit l'immensité nue du terrain de départ et le bout de l’aile géante du transaérien qui vient se ranger à quai. 
Et tout aussitôt s'allume un transparent : 
New York,  "Transaérien France", départ : 12h00, arrivée 19h45.

Et sur un cadran étincelant, se chiffre de minutes en minutes, le temps qui sépare encore l’heure présente, de celle du départ. Nonchalamment, la parisienne se dirige vers le hall d'embarquement : Construction géante d'une dentelle d'acier et de verre où repose, semblable à quelque préhistorique dinosaure, l'engin merveilleux qui va relier deux continents dans le temps qu'un homme parcourt quelques kilomètres. 
Une seule aile, gigantesque et épaisse dont dépassent seules les kiosques de manœuvres, les propulseurs et les empennages. Deux étages de cabines et de salons y tiennent à l'aise. Déjà l'équipage est à son poste et on entend à peine tourner les moteur que les mécaniciens essayent. Les ronflements sourds des compresseurs alternent avec les claquements secs de la radio qui procède à un dernier réglage sur le quai. 
Parmi les voyageurs dont beaucoup sont de vieux habitués de la ligne, le chef de l'aéroport échange quelques phrases brèves avec le commandant du transaérien. 
Ce dernier sur qui va peser, tout à l'heure, la lourde responsabilité du monstre aérien et de tous ses passagers, a déjà des centaines de voyages heureux à son actif.

Onze heures cinquante cinq ! Une sonnerie impérieuse retentit, des mains se serrent, des silhouettes bondissent dans les coursives. L'immense quai est bientôt déserté. A travers les hublots du kiosque, on aperçoit la fine tête pâle du commandant et ses cheveux rebelles qui dessinent une auréole autour de son front mat au port résolu.

Midi, la lourde masse s'ébranle et tirée sur les rails par un tracteur électrique puissant. Elle quitte le hall et prend la piste circulaire qui va l'amener dans sa direction de départ. Arrivée au bout du terrain, une dernière manœuvre précise et rapide et voici le transaérien, trapu, ramassé, face au vent, prêt à bondir. Alors c'est d'un seul coup le déchaînement des huit moteurs. La bête énorme court sur le sol, fait des bonds de plus en plus larges. On peut suivre des yeux l'allégement progressif, enfin, c'est l'arrachement. La masse renie le sol, aspire l'espace.
Paris déjà apparaît lointain à l'arrière, le cap est droit sur New York et l'ascension se pousse, se poursuit régulière vers la zone de voyage comprise entre seize et dix-huit mille mètres.

Dans la salle du restaurant, les passagers devisent gaiement. On parle, on se passe le plus récent tuyau de bourse, on commente les nouvelles fraîchement communiquées par la radio, dont le haut-parleur occupe une place d'honneur au fronton d'une corniche, tout ce qu'on était accoutumés autrefois d'entendre dans l'espace et dévorant la distance.Mais n'est-ce pas tout naturel? Et qui pourrait s'étonner?

Entre deux répliques, la parisienne, une blonde cigarette aux lèvres, laisse errer son regard rêveur sur l'immense banc de nuages qui cache en partie la mer. Le soleil très haut sur l'horizon, crée de contre-jours violents au flanc des masses floconneuses et, par une éclaircie, les flots miroitent, glauques parfois, mais souvent sombres, comme des abîmes, avec seulement une crête argentée.

Dominant les éléments au rythme lent et doux de ses propulseurs qui vrillent l'air léger et glacé de la haute atmosphère, le transaérien poursuit sa course inflexible. L'heure tourne et l'index des positions se déplace sur l'itinéraire lumineux placé au droit de chaque corniche.
Cependant, la vie terrestre continue pour les passagers. Les uns lisent, d'autres travaillent, il en est qui semble rêver, mais peut-être sont ceux des hommes d'affaires abîmés dans leur profond soucis. D'aucuns expédient des ordres par la radio.

Tandis que notre voyageuse laisse errer sa pensée vers l'évocation des fêtes qui l'attendent si loin, et qui sont cependant toutes proches, des amateurs de mécanique sont allés contempler la vie intérieure de l'immense appareil. Un officier qui les a conduits à la salle des machines, leur explique l'économie délicate de la prodigieuse concentration dynamique. Les moteurs semblent minuscules, rapetissés encore par la géométrie pure de leur ligne, sous les carters étincelants aux formes simples. Aucune vibration, aucun organe apparent en mouvement, toutes les canalisations sont noyées. Sous le plancher métallique immaculé, des mécaniciens surveillent les tableaux de distribution munis de cadrans aux aiguilles rigides. Parfois la lueur fugitive d'une lampe signalisatrice vient avertir d'une manœuvre à effectuer ou d'un ordre à exécuter.
Plus loin les compresseurs d'air hermétiques, eux aussi sous leur carapace poli  aspirent sans relâche de leurs poumons rapides, l'air raréfié qu'il reconstitue, comprimé, réchauffé et filtré, aux bouches d'aération. On aperçoit ces dernières distribuées régulièrement le long des parois. Ailleurs, voici la centrale et électrique qui engendre et distribue : force, chaleur et lumière dans tout le navire aérien. Toutes ces canalisations constituent, comme la moelle épinière d'un vaste système nerveux ramifié, à travers l’énorme machine. Cependant, sous son kiosque, le Commandant va du tableau d'instruments à la cabine de l'officier navigateur affairé entre sa table à carte et son dérivographe. L'officier en second allongé dans un confortable fauteuil de cuir, les pieds posés sur deux pédales, tient en main le levier de commande. Jamais à le voir jeter de temps à autre un regard rapide vers le compas placé devant lui, on ne croirait que cet homme tient en main le destin de l'énorme navire aérien. Et pourtant une légère pression des muscles sur l'organe de commande suffit à faire docilement obéir le monstre aux ordres de la pensée humaine.

Mais, sur le tableau général de la salle des machines s'allume soudain une lampe rouge. En même temps, voici qu'une sonnerie perce l'air de son appel impérieux. Un des moteurs vient de s'arrêter. Un ordre bref et immédiatement l'allure des autres moteurs est légèrement poussée, tandis qu'un mécanicien fait la réparation. En moins d'un quart d'heure, tout est rentré dans l'ordre, aucune secousse n'est venue avertir le passager d'un incident qui autrefois eût signifié la mort horrible, la plongée brutale et sifflante vers l'abîme sans fond, dont les crêtes perfides s'aperçoivent toujours là-bas tout en bas à dix-sept kilomètres sous la quille du géant de l'air.

L'index lumineux indicateur du trajet se trouve maintenant tout proche du but. Déjà les garçons de bord ont annoncé «New York, un quart d’heure ». Depuis quelques temps d'ailleurs, l'axe de la machine est légèrement incliné, les moteurs ont ralenti leur allure, la côte américaine embuée de quelques brouillards indécis porte maintenant vers l'avant.
Le Commandant vient de prendre lui-même en main les leviers et se prépare à réaliser le retour du transaérien à cette terre dont il vient de s'échapper pour six mille kilomètres. 
Le terrain immense est maintenant à moins de deux mille mètres, sous l'appareil. Une large courbe très douce et le voici en direction qui pique droit vers l'aérodrome.
Bientôt, l'herbe épaisse frôle les roues géantes ; Il y a un roulement sourd puis enfin immobilisé, la masse immense redevient une chose de la terre.

Happé par le tracteur, guidé par les rails à la voie gigantesque. L'avion fait son entrée dans le hall de l'aérogare de New York. Il est dix-neuf heures quarante. C'est donc avec une avance de cinq minutes sur son horaire que le navire a terminé sa navigation céleste. Les passagers s'ébrouent joyeusement sur les quais. Heureux de retrouver l'espace libre et l'air naturel, avant de se disperser vers leurs destinations : New-yorkais huit heures après avoir cessé d'être Parisiens.

  

Quant à notre voyageuse, entourée, fêtée, saisie, elle s'est déjà envolée d'un vol terrestre cette fois-ci et qui termine son voyage vers la joie, le succès.

Vision d'artistes, dirait-on, vision de poète emportée par son imagination, bien au contraire. Réalité de demain, affirmerai-je. Demain ? Quand ? L'avenir seul pourra nous répondre, mais son verdict sera affirmatif, j'en suis sûr. Et il suffit d'avoir vécu avec les hommes qui, en France, conçoivent, étudient, calcul et essayent pour être sûr que tout cela est possible. Oui, rien n'est impossible au génie latin magnifié par la noble pensée de reculer toujours les bornes du possible. Il plantera sans cesse plus loin le drapeau de la France sur le chemin du progrès pour le grand bien du Droit, et de la civilisation.

René Fock
l'Aérophile - 1924